Jean-Pierre Humblot
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La mise à l'eau de "quelque chose"
Il s'appelait
Jean-Pierre Humblot. Pas un
nancéien ne l'avait jamais un jour croisé en ville dans ses tenues
excentriques. Certains se souviennent aussi du restaurant qu'il a tenu
de 1969 à 1984, "Le Bénélux", établissement aussi extravagant que son
patron. Ces amis l'appelaient Jeannot. Il a été retrouvé noyé dans le
canal de la Marne au Rhin à Nancy, vendredi 01 août 2003. L'enquête
policière s'oriente très vite sur la piste du crime homophobe. En
effet, c'est suite à un appel anonyme auprès des pompiers leur
signalant "la mise à l'eau de quelque chose dans le canal, à proximité
du viaduc Louis-Marin", que les pompiers repêchèrent quelques minutes
plus tard son corps sans vie. Des témoins ont aperçu deux hommes
poussant un troisième à l'eau. Près d'un mois après les faits, deux
adolescents de 16 ans sont mis formellement en cause et sont présentés
au parquet, puis au juge d'instruction le 28 août 2003. Placés en
détention, ils sont mis en examen le même jour pour "violence
volontaire ayant entraîné la mort sans l'intention de la donner". L'un
d'entre eux aurait reconnu avoir poussé du pied Jean-Pierre Humblot
dans le canal. Ils l'ont laissé se noyer sans intervenir. Ces deux
jeunes faisaient partie d'un groupe d'une dizaine d'adolescents qui se
livraient depuis quelques semaines à de nombreuses agressions
homophobes au même endroit. Agressions verbales, coups, violences
diverses, et à deux reprises déjà, des homosexuels avaient été jetés à
l'eau en juillet 2003. Après avoir démenti les faits reprochés, ils ont
été formellement reconnus par les témoins et victimes de ces agressions
et ont fini par avouer qu'ils agressaient les homosexuels "pour
s'amuser" selon leurs propres termes. Un amusement qui risque de coûter
très cher à certains d'entre eux.
Jean-Pierre Humblot avait l'habitude de
fréquenter cet endroit de
drague nancéien. Toute sa vie, il avait supporté les quolibets, les
insultes homophobes et les agressions. Son seul crime : ne pas être
comme tout le monde
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Retour sur une vie
particulière :
Né en 1940
dans la Meuse à
Cousanges-aux-Forges, près de Saint-Dizier, Jean-Pierre HUMBLOT est le
fils d'un père maçon et d'une mère commerçante. Pas très doué pour les
études, il se distingue dès l'âge de 15 ans par ses allures efféminées
et ses tenues excentriques. Impossible d'assumer une telle personnalité
dans un village meusien, surtout à cette époque. On retrouve
Jean-Pierre Humblot à Nancy en 1969. Il vient d'ouvrir un restaurant au
7 rue Gustave Simon avec sa mère : Le Bénélux. Elle est aux fourneaux,
il est en salle. Très vite, le Bénélux devient l'endroit le plus
original de Nancy. Les étudiants y côtoient les bourgeois, on y vient
pour passer une bonne soirée. Jeannot y fait chaque soir son show...
rien d'organisé, pas un spectacle, mais simplement en étant lui-même,
avec sa bonne humeur et son excentricité. Il accueille les clients avec
son accent mi-nancéien mi-meusien et branche un vieux pick-up qui
débite les tubes de l'époque : Dalida, Annie Cordy, Patachou. Entraîné
par la musique, il chante et danse, oubliant parfois son service et
laissant les plats refroidir à la porte de la cuisine. C'est sa mère
qui le rappelle alors à l'ordre en sortant sa tête de la cuisine et en
lui demandant d'arrêter de faire le zouave. La cuisine est assez
quelconque, mais le duo entre Jeannot et sa mère, le vieux pick-up, le
décor totalement kitsch, les tenues excentriques et les tubes du genre
"Brigitte Bardo, Bardoooo" ou "Riquita, jolie fleur de Java" font qu'on
se bousculera durant toutes les années 70 et 80 à l'entrée du Bénélux.
C'est l'époque de gloire de Jeannot. On parle de lui dans la presse, on
lui demande des autographes. Il rêve de devenir une vedette de
music-hall. Il adore Anny Cordy ou Jacqueline Mailland. Son univers,
c'est le strass et les paillettes. Ses tenues ? Les drag queen
d'aujourd'hui sont des modèles de classicisme et d'austérité à coté des
tenues de Jeannot. Parfois habillé d'un short rouge moulant et d'un
chemisier à pois, d'autres fois d'un costume "à la mode de Paris" avec
des cravates peintes à la main, des foulards de soie, des fleurs en
plastique dans les cheveux ou à la pochette...Tantôt perruqué, tantôt
le cheveu poudré au plâtre. Son maquillage ? Jamais de fond de teint
mais du rouge indien, de la laque brillante. Lorsqu'on l'interroge sur
ses tenues provocantes, il s'étonne, car il ne fait pas ça par
provocation mais par goût. Il dit refléter le bon goût parisien et
passer beaucoup de temps à soigner son apparence, jamais vulgaire mais
toujours raffinée et recherchée. D'ailleurs, il ne s'agit pas d'un
déguisement pour amuser la galerie lors des sorties du samedi soir.
Non. Jeannot est habillé comme ça tous les jours, du matin au soir,
pour faire ses courses, pour travailler, ou se promener dans les rues
de Nancy. Jamais il n'agresse les gens en cherchant à s'exhiber. Il est
simplement naturel et d'une gentillesse exemplaire. Il aime plaire,
mais ne cherche pas à se faire remarquer. Pourtant, plusieurs
générations de nancéiens se sont retournés sur son passage, avec
amusement, étonnement, ou interrogation. Malheureusement, parfois,
l'incompréhension et la bêtise ont poussé certains à le traiter de
"sale pédé" ou de "tantouse". Les agressions verbales ou physiques ont
émaillé sa vie, mais n'ont jamais modifié d'un pouce son comportement
et son look. Il avait d'ailleurs l'habitude d'y répondre avec véhémence
et n'était pas du genre à se laisser faire. Il a toujours assumé sa
différence, et ces mots galvaudés aujourd'hui, avaient un véritable
sens dans les années 60 ou 70. Jeannot faisait partie du paysage
nancéien depuis plus de 30 ans. Sa célébrité n'a jamais dépassé les
limites de la ville, il n'a jamais été une star ou un artiste, il ne
laisse aucune œuvre. Pourtant, il va manquer un petit quelque chose à
Nancy.
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Photo parue en 1983 dans le magazine "Nancy Poche" avec un titre
prémonitoire, reflétant l'humour du personnage.
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